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La dolce vita
13 juillet 2010

Comment la mondialisation néolibérale détruit les sociétés rurales : résistances et alternatives

14e conférence nationale de Solidarité rurale du Québec
8, 9 et 10 mars 2006. Organisé par Solidarité rurale du Québec.
http://agora.qc.ca//colloque/solidariterurale.nsf/Conferences/Comment_la_mondialisation_neoliberale_detruit_les_societes_rurales__resistances_et_alternatives_Bernard_Cassen
Comment la mondialisation néolibérale détruit les sociétés rurales : résistances et alternatives
Bernard Cassen
Directeur général du Monde diplomatique, il a poursuivi simultanément des carrières d'universitaire et de journaliste, après un passage dans la haute administration du ministère de la recherche et de l'industrie. Il a en même temps assumé de nombreuses responsabilités dans le milieu associatif.
Le titre de cette conférence n’est pas une question, c’est une affirmation: comment la mondialisation libérale détruit les sociétés rurales. D’ailleurs, elle ne détruit pas que celles-ci, elle détruit d’une manière générale toutes les sociétés, tout ce qui est construit.
Avant d’entamer la description de ce mécanisme, je voudrais rappeler très brièvement ce que j’entends par mondialisation libérale. J’entends le processus qui a débuté au tournant de 1970-80, à l’initiative des gouvernements britannique et américain, et qui a conduit à installer définitivement la finance au cœur du système. Le moteur de la mondialisation libérale, c’est la dictature des marchés financiers et les pouvoirs sans limites des multinationales.

La mondialisation ainsi entendue s’oppose à l'internationalisation. Elle contourne et détruit systématiquement, avec acharnement, tout ce qui est collectif. Elle désagrège en permanence.

On posait un jour une question sur la société à Mme Thatcher, l’ex-¸Première ministre britannique. Elle a eu l’air ahurie et a répondu : «There is no such thing as society». Le mot ne voulait rien dire pour elle; elle ne connaissait que des individus! La mondialisation, c’est ça! Elle détruit tout ce qui est construit : elle détruit toutes les communautés, qu’elles soient professionnelles, politiques, etc. Elle ignore les frontières. Elle se localise, à l’échelle planétaire, là où les conditions sociales lui sont propices du point de vue écologique, social, fiscal, etc. Nous sommes dans un maelström qui retire toute possibilité d’action en profondeur aux sociétés et en particulier à leurs élus.
Si on ne change pas les règles du jeu, le politique est réduit à la portion congrue : il peut décider des petites choses mais pas des grandes, pas des orientations centrales. Pour nous, pour le mouvement alter mondialiste, l’impératif est de récupérer les espaces perdus par la démocratie au bénéfice des puissances d’argent, de la finance et des transnationales.

Aujourd’hui, en France, on donne la bourse à la radio avant les nouvelles nationales. Qu’est-ce que ça peut faire au public en général? Ce n’est pas pour l’information, le but est idéologique. C’est pour bien faire comprendre aux auditeurs que c’est là que se passe l’essentiel. Que c’est la toile de fond sur laquelle s’inscrivent les nouvelles nationales. C’est une volonté idéologique de faire croire que, ce qui compte, ce sont d’abord les marchés financiers.
Mais venons à notre sujet. Quand on dit que la mondialisation -la mondialisation libérale, qui n’est pas la seule possible, qui n’est pas inévitable- détruit tous les collectifs, la principale collectivité mondiale détruite par ce mécanisme, c’est celle des paysans. À cet égard, on peut rappeler quelques chiffres.
Nous sommes actuellement 6,5 milliards de d'êtres humains sur la planète et nous serons, selon les projections démographiques, 9 milliards en 2050. Sur ce 6,5 milliards, il y a 850 millions qui souffrent de la faim et 2 milliards qui souffrent de graves carences nutritionnelles. Ce qui peut paraître paradoxal : les deux tiers de ceux qui souffrent de carences sont justement des paysans.

Trois figures de la ruralité
La moitié de la population active du monde est composée de paysans. Or, dans les médias ou les milieux politiques, on ne parle pas du tout de ça. On parle du commerce agricole en oubliant de dire que les échanges agricoles représentent entre 7 et 10% du total de la production agricole. C’est-à-dire que l’immense majorité de la production agricole alimentaire n’est pas l’objet d’un commerce international. Elle est consommée localement. Il y a quelque chose d’absolument absurde à parler de prix mondiaux pour seulement une infime fraction de la production agricole. C’est absurde! C’est quelque chose que les économistes, même les orthodoxes, devraient récuser!

Dans le vocabulaire courant, le mot à la mode n’est pas «paysan» mais « agriculteur » à la rigueur ou même « exploitant agricole »! C’est une définition technique, économique. Pourtant l’immense majorité, la moitié de la population du monde concerné par ça, ce sont des paysans. Il y a une autre absurdité totale dans le commerce international en matière d’agriculture parce que les figures de la réalité sont totalement différentes. On mélange les torchons et les serviettes!

Il y a en gros trois figures de la ruralité. La première c’est le monde des entrepreneurs, une toute petite minorité qui dispose de la variété de la technologie moderne et qui a le soutien des pouvoirs publics. En France, par exemple, 80% des budgets de la Politique agricole commune vont à 20% des agriculteurs. C’est donc un secteur qui, bien que très limité en nombre, a néanmoins un pouvoir économique et politique considérable. Ce monde de l’ «agrobusiness», c’est celui qui tient le haut du pavé, qui commande.Prenons le cas du Brésil: il y a là deux ministres de l’agriculture. Il y en a un qui est en charge de cette classe-là, de l’agro-exportation. Le second est appelé ministre du développement rural. C’est lui qui s’occupe de la deuxième catégorie, celle qui est composée de l’immensité des paysans qui pratiquent l’agriculture de subsistance, qui sont exclus des programmes politiques, qui sont en permanence à la limite de la survie. Ce sont par exemple les «sans-terre» au brésil. Le Brésil affiche ses couleurs : il y a le ministre qui s’occupe de l’OMC, qui défend des positions ultra-libérales qui en font un ennemi de la paysannerie (le gouvernement brésilien mène une action très dangereuse sur ce plan-là), et il y a l’autre ministre qui rame, qui doit faire face à des invasions de terre avec des budgets insuffisants, qui essaie d’implanter une réforme agraire qui avance malheureusement trop lentement, ce qui contribue à l’affaiblissement du président Lula.

Et entre ces deux catégories, celle qui représente 1% à peine et l’autre qui rassemble des centaines de millions de gens, il y a ceux qui sont représentés je pense dans la salle : les agriculteurs familiaux qui ont un faible niveau de capitalisation, qui dépendent largement du complexe industriel et de la distribution. Ces agriculteurs-là essaient de survivre, se diversifient dans des appellations contrôlées. Ce sont eux qui luttent contre la loi 137. On reconnaît les situations françaises: on voit le poids énorme de la distribution et des lobbies sur le gouvernement.Évidemment, l'«agrobusiness» ne veut pas des appellations contrôlées, elle triche même, par exemple, il y a une directive européenne qui baptise chocolat quelque chose qui n’est pas du chocolat. Le chocolat est 100% cacao, mais la Commission européenne a fait une dérogation qui permet un pourcentage de graisse végétale qu’on ajoute, bien sûr parce que le cacao coûte plus cher. Et les marques vendent ça comme du chocolat! C’est une imposture! Elles n’ont qu’à trouver un autre nom, mais réserver l’appellation chocolat à ce qui n’est que du chocolat! Avec leurs immenses moyens de pression, elles pèsent sur les décideurs et notamment sur la Commission européenne qui est particulièrement sensible à ce genre de pression et d’argument.

Il y a des niches particulières: il y a l’agriculture bio, il y a l’agro-tourisme qui permettent aux entreprises familiales de survivre, mais de plus en plus difficilement. À chaque année, à chaque jour des entreprises semblables disparaissent en France! Et ce sont les seuls paysans que nous avons dans nos pays développés.

Ce qui est grave, c’est que selon les règles de l’OMC, on fait un seul paquet comme si l’exploitation de dizaines de milliers d’hectares avait quoi que ce soit à voir avec l’agriculture de montagne, en Suisse, en France ou dans quelque autre pays.
Le monde est globalisé par le recours au marché et par le «dumping» agricole pratiqué par des pays, dont le mien et le vôtre, qui consiste à subventionner des exportations pour déverser dans les pays du Sud des produits alimentaires beaucoup moins chers que ce que coûterait la production locale.Donc, il y a une formidable imposture politique et économique qui consiste à mettre tout cela dans le même sac.

*********

Si on regarde comment cela se traduit géographiquement, on constate que ce sont les pays de colonisation qui ont implanté un système foncier basé sur l’élimination, l’évacuation, voire l’éradication des indigènes, que ce soit les Indiens, les Maoris ou les Aborigènes d’Australie, etc. La colonie a créé ces immenses latifundios et cela s’est perpétué. Ce n’est donc pas un hasard si ces pays, qui comptent de très vastes propriétés -je pense au Canada, à l’Afrique du Sud, au Zimbabwe, à la Nouvelle-Zélande- se retrouvent dans le groupe dit de Kerns du nom d’une petite ville d’Australie. Ce sont eux qui mettent la pression maximale pour ouvrir la production agricole des autres pays, y compris des pays du Tiers-Monde. Le Brésil a le culot de se présenter comme défenseur des pays du Tiers-Monde. En fait, il défend ses propres intérêts aux dépens des autres pays du Sud!Vous avez donc cette structure foncière héritée des systèmes coloniaux et prolongée par des fronts pionniers. Au Brésil on est en train de déforester l’Amazone pour produire
quoi? Du soja OGM qui va servir à alimenter les bestiaux européens. Alors qu’il y a au Brésil 40 ou 50% de mal nourris, le gouvernement exporte massivement du soja. Le gouvernement se préoccupe plus de générer des devises pour payer sa dette extérieure que du sort de ses petits producteurs! Il y a quelque chose d’aberrant à exporter de la nourriture alors qu’on a des gens qui meurent de faim chez soi! C’est un problème qui mérite d’être posé politiquement!

Un peu plus loin, on voit d’autres pays dont les agriculteurs occupent entre 60 et 80% de la population. C’est le cas de l’Inde, de la Chine et de la plupart des pays d’Afrique. Au total, cela fait 2 milliards de paysans. Comment voulez-vous que 650 millions de paysans indiens, 800 millions de paysans chinois puissent faire face à la concurrence de cette industrie qu’est devenue l’agriculture? On dira qu’il faut de l’exode rural pour fournir des bras à l’industrialisation. Cet exode a marché en Europe, parce qu’elle a souffert de formidables saignées démographiques en raison des guerres et de l’émigration. Mais personne ne pensera qu’on peut créer en Inde 650 millions d’emplois? Deux milliards au total?

On arrive d’ailleurs à une situation où ces paysans chassés de leurs terres se retrouvent dans des bidonvilles, où le suicide est hélas une issue très employée. Cette situation absurde, surréaliste, nous place dans une impasse.

L’impasse démographique
D’abord une impasse démographique. Oui, avec 4% de la population mondiale, on peut nourrir tous les terriens («solvables», bien entendu). On peut aussi fournir les matières premières et l’énergie nécessaire à l’industrie. Mais que fera-t-on des autres? Des 2 milliards de gens qui n’ont plus leur place dans l’agriculture et qui ne l’auront sans doute jamais dans l’industrie ou dans les services? Il est évident que cette situation est insoutenable au niveau mondial, qu’elle est génératrice de formidables crises, de formidable violence! Il y aura obligatoirement des révoltes massives!

D’ailleurs la Chine qui a tout misé sur une croissance vertigineuse vient, lors de la dernière réunion du congrès du peuple, de réorienter sa stratégie. Il y a là-bas des centaines de millions de paysans qui n’ont plus rien, dont des dizaines de millions errent à la recherche d’un emploi!

L’impasse écologique
L’impasse écologique est déjà là. En France, la pollution des nappes phréatiques par l’élevage porcin massif, en Bretagne, est insoutenable. De la même manière, la production de maïs est une folie furieuse. Il faut une quantité énorme d’eau pour le maïs! Or, l’eau est en quantité finie sur la planète et elle est l’objet d’une pression de plus en plus forte. Certains pays sont archi dépensiers, comme les États-Unis, d’autres ont des réserves comme le vôtre, et d’autres sont moins dépensiers mais ont des ressources limitées, comme la France. On voit déjà que les conflits sur l’eau, avec ceux sur l’énergie, seront les conflits de demain!

Une agriculture intensive grande consommatrice d’eau qui utilise des pesticides et autres intrants polluants nous mène à l’impasse.

Une fuite en avant par le contrôle génétique
La dernière impasse, c’est la fuite en avant dans la tentative de maîtrise du vivant que les OGM incarnent. Là-dessus, les Monsanto et compagnie entretiennent une confusion totale délibérée que je veux lever. En fait, l’appellation «organismes génétiquement modifiés» recouvre 3 choses totalement différentes.

La première, ce sont des organismes unicellulaires qui fabriquent des substances à usage médical. Ces OGM-là sont produits en milieux confinés et ne posent aucun problème. Nous sommes tous d’accord pour chercher des solutions. Mais les vendeurs de semences ou de gènes utilisent cette catégorie pour semer la confusion.

Il y a une deuxième catégorie: ce sont des organismes génétiquement modifiés qui sont des sortes d’outils vivants, encore une fois en milieu confiné. Ceux-là ne soulèvent pas d’opposition sauf de la part des groupes de défense des animaux.

Et il y a la troisième catégorie, celle qui nous intéresse pour l’agriculture et que les semenciers mélangent délibérément avec la première. Ce sont les OGM d’intérêt industriel ou agroalimentaire. Ceux-là se font en plein champ en prétendue coexistence avec les plantes non génétiquement modifiées. Or, tous les chercheurs sérieux admettent qu’ils ne savent pas… La science observe des phénomènes mais ne peut expliquer leur pourquoi, on ne mesure en rien l’impact que peut avoir la prolifération des plantes génétiquement modifiées sur les autres. On sait déjà qu’au Mexique par exemple, plusieurs dizaines de variétés de maïs ont été infectées par les OGM alors qu’il n’y en a normalement pas au Mexique. Il y a donc une formidable réduction de la diversité génétique qui est engendrée par la pollution génétique.

Quel est le but de l’opération? Le paysan autrefois gardait des graines de sa récolte pour les ressemer l’année suivante. Les Monsanto et compagnie trouvent cela monstrueux: ils ne peuvent prendre de commission là-dessus. Ils font donc plusieurs choses. D’abord, ils ont placé les semences OGM sous la protection de la loi sur les brevets. Vous n’avez donc pas le droit de réutiliser la semence, au risque d’être poursuivi et condamné. Mais surtout, pour éviter le ressemage, ils organisent la stérilité de la plante.

C’est donc un formidable racket exercé sur les agriculteurs pour des résultats qui sont pratiquement inexistants! À Bamako a eu lieu une grande conférence citoyenne de producteurs de coton. Ils avaient invité des agriculteurs et des spécialistes d’Inde, d’Afrique du sud, d’Europe, etc., et, à l’issue de la conférence, à l’unanimité, ils ont décidé qu’ils ne voulaient pas de coton OGM. Ils ont dit au gouvernement : «Non, on ne veut pas d’OGM au Mali».

Donc les OGM ont différentes facettes. Il y a cette tentation de fabriquer un nouveau vivant, qui est déjà un peu effrayante, mais il y a aussi ce racket exercé sur les paysans, qui provoque déjà une crise assez sérieuse en Europe. La Commission européenne est évidemment du coté des lobbies alimentaires mais il y a une résistance populaire. L’immense majorité des citoyens ne veut pas d’OGM. On nous accuse, nous qui soutenons cette cause, d’être contre le progrès, etc., mais nous demandons aux laboratoires de nous démontrer le bienfait des OGM. En tout cas, ce ne sont pas les OGM qui vont en quoi que ce soit sauver l’agriculture des pays du Tiers-Monde.

*********


Cette situation que je ne fais qu’esquisser à grands traits est gravissime et elle suscite déjà des résistances. Mais il faut essayer d’unifier les résistances sous des concepts et des modes d’action.

Déjà, l’agronome Marc Dufumier donne des exemples de savoir-faire paysan d’Afrique, des Antilles, etc. Une certaine plante peut servir à enrichir la terre, filtrer la lumière. L’élevage des canards est, semble-t-il, un moyen de lutter contre les insectes prédateurs du riz. Bref, les paysans en général savent que l'éradication ne marche pas. Ils sont habitués au compromis avec la nature, au contraire de la logique des ingénieurs productivistes qui prônent la monoculture.

On observe aussi des pratiques innovatrices dans les pays du Nord. Au Québec comme en France, des gens font état de combinaisons d’agriculture, d’élevage et d’autres activités. C’est un courant de pensé et d’action qui est reporté au niveau international par la Via Campesina qui regroupe environ 70 mouvements paysans dans le monde entier.

En Europe, la lutte s’est largement concentrée contre les OGM, avec d’ailleurs des succès. Malgré l’acharnement de la CE à vouloir « fourguer » les OGM, deux arrêts récents ont donné raison à la destruction de plants d’OGM en plein champ. Les faucheurs ont invoqué l’état de nécessité. Le gouvernement, qui est totalement soumis au lobby agroalimentaire, est très embarrassé par ces jugements car ils démolissent la légitimité des OGM.

Pour raisonner dans ce contexte de lutte, il faut partir de deux notions importantes, qui sont reprises par la FAO pour l’une et par la Via Campesina pour la seconde.

Sécurité alimentaire
La première est celle de la sécurité alimentaire: chacun a droit à l‘accès à une nourriture suffisante, saine, nutritive, qui permet de satisfaire ses besoins énergétiques et ses préférences alimentaires.

Cette notion de sécurité alimentaire est très bien, indispensable même, mais elle ne dit pas comment on l’obtient. On peut avoir cette sécurité en important 100% de sa consommation.

Souveraineté alimentaire
Le second concept, qui est beaucoup plus important, c’est celui de la souveraineté alimentaire. C’est un concept qui a été proposé par la Via Campesina au sommet mondial d’alimentation à la FAO à Rome en 1996. C’est le droit des populations à définir leurs pratiques agricoles et alimentaires sans «dumping».

Par exemple, je prends le cas du bœuf aux hormones. Le Canada et les États-Unis ont porté plainte contre l’Union européenne parce qu’elle leur refusait d’importer du bœuf aux hormones. Ce refus était légitime en vertu d’un règlement qui interdisait en Europe, l’utilisation des hormones de croissance dans l’alimentation animale. «Qu’à cela ne tienne, répondent les États-Unis et le Canada : nous avons, nous, un droit à exporter du bœuf aux hormones.» L’affaire passe devant l’organe de règlement des différends de l’OMC... qui condamne l’Union européenne! Parce qu’il y a une sorte de droit au commerce, de droit d’exporter! L’UE est donc condamnée à payer chaque année 120 millions de dollars au Canada et aux États-Unis sous forme de surtaxe douanière sur des produits exportés.

Les gouvernements du Canada et des États-Unis prennent les pays un par un et font la liste point par point des produits qui vont faire l’objet d’un doublement des tarifs douaniers. Évidemment, ils prennent les produits qui font mal. Ils épargnent leurs amis britanniques, bien sûr, mais la France en prend plein la figure et ils choisissent le cognac et le roquefort. Grave erreur! S’il y a avait eu un sociologue rural à l’ambassade américaine, il aurait évité le roquefort! Parce que ce fromage est produit dans une zone très concentrée en France, dans l’Aveyron, où il y a des agriculteurs, pour une partie des néo-ruraux, extrêmement militants, dont José Bové! Devant cette violence imposée par l’OMC aux producteurs de roquefort, Bové et ses camarades ont répondu par une violence symbolique : ils ont démonté le MacDonald de Millau et sont allés porter les éléments à la sous-préfecture de la ville.

Bové, en étant mis en prison pour avoir participé au démontage, a réalisé un tour de force pédagogique. Ce que nous, au Monde diplomatique, depuis 20 ans, nous n’arrivions pas à faire, c’est-à-dire montrer le lien intime qu’il y a entre les organismes internationaux et ce qu’il y a dans votre assiette, il l’a fait! Et le nom OMC est devenu connu! Si vous dites FMI en Argentine, les gens sortent leur fusil; eh bien, l’OMC, c’est mauvais en France.

Donc, la souveraineté alimentaire, ça signifie : «Messieurs les Canadiens, messieurs les Américains, on ne veut pas de votre bœuf aux hormones et vous vous les gardez si vous les mangez.» La souveraineté alimentaire, c’est avoir le droit de refuser ce qui ne nous plaît pas.

La souveraineté alimentaire place les producteurs au centre du dispositif alors que le système mondial place les échanges au cœur du dispositif. Cela signifie que les peuples ont le droit de produire leur propre alimentation et ceci indépendamment du marché. Cela signifie que chaque pays, riche ou pauvre, a le droit absolu de protéger son agriculture. Pour les pays en voie de développement, c’est la seule façon de faire! Seule une augmentation des tarifs douaniers peut leur permettre de faire survivre leurs agriculteurs. La semaine dernière, j’ai lu un article dans Le Monde sur l’accord de libre-échange bilatéral Etats-Unis-Colombie qui est une monstruosité comme l’est l’accord d’ALENA pour les agriculteurs mexicains.
Le président Uribe en Colombie, une marionnette américaine par ailleurs, tout fier, a fait expliquer comment cela allait se passer. En particulier, les producteurs de volaille colombiens étaient très mécontents parce que cet accord va permettre l’entrée sans droit de douane des bas morceaux de volaille. Ce sont des morceaux que les consommateurs américains ne veulent pas manger mais qui sont bien assez bons pour les Colombiens. On va exporter à des prix complètement cassés les bas morceaux de volaille américaine en Colombie. Donc, on détruit la filière volaille. Mais le gouvernement dit: «rassurez-vous, on va compenser parce que vous allez pouvoir importer du maïs à très bon marché pour nourrir vos volailles. » Du coup, il n’y aura vraisemblablement plus de volaille et il y aura davantage de maïs, et on détruit aussi la culture du maïs en Colombie. Et voilà les aberrations incroyables auxquelles mènent les accords de libre-échange! C’est la même chose en Afrique. Il y a une campagne nommée «L’Europe plume l’Afrique». Elle le fait par les exportations de volaille, de riz et de tout les excédents européens mais subventionnés!

Cette doctrine, la souveraineté alimentaire, est en rupture totale avec les règles de l’Organisation Mondiale du Commerce, mais c’est la seule qui puisse garantir à un pays, petit ou moyen, riche ou pauvre, de préserver sa population rurale Et dans le cas de grands pays comme la Chine ou l’Inde, c’est la seule façon. Pour l’instant, le projet de libéralisation agricole est moins avancé dans ces pays, mais ce n’est pas le cas dans d’autres pays, la Corée par exemple. Les riziculteurs coréens sont condamnés à mort par avance par l’exportation de riz thaïlandais qui est beaucoup moins cher que le riz produit en Corée. Au Japon, c’est encore pire. Le riz japonais coûte 10 fois plus cher que le riz importé. Mais si les Japonais ont envie de payer dix fois plus cher pour du riz japonais, c’est leur droit! C’est ça la souveraineté alimentaire. Il n’y a pas de droit intrinsèque à exporter!

Lutter contre le libre-échange
Je vous résume comment fonctionnait la politique agricole commune européenne jusqu’au milieu des années 90: vous aviez un prix garanti au producteur pour chaque produit. Chaque année, il y avait une conférence annuelle qui garantissait au producteur une rémunération suffisante. Le producteur avait donc une garantie des prix. Ou bien les marchandises étaient écoulées sur le marché européen, ou bien elles étaient payées ce prix-là et exportées Comment cela fonctionnait-il par rapport à des produits étrangers? Le prix garanti d’un quintal de blé étant, supposons, de 20$. Si du blé argentin arrivait aux frontières de l’Union européenne au prix mondial de 5$, par exemple, on prenait la différence et ces 15$ allaient dans le budget communautaire. Donc le blé argentin pouvait parfaitement entrer en Europe, mais au même prix que les autres! Ce système a été supprimé lors des accords du GATT de 1993 et on a remplacé le prélèvement variable par la tarification : 20%, 25%, etc.

Le mécanisme du prélèvement variable fonctionnait donc parfaitement, mais les États-Unis ont tenu à faire ajouter une clause qu’on appelle « l’accès au marché », à laquelle vous êtes partie prenante comme tout le monde. Qu’est-ce que c’est? C’est que chaque pays est obligé d’importer 5% de sa consommation alimentaire par catégorie. Donc un pays qui est excédentaire, disons, en volaille, doit quand même acheter de la volaille! Pour la revendre, évidemment parce qu’il en a déjà trop! C’est une aberration économique totale d’obliger tout le monde à acheter des choses dont il n’a pas besoin!

Cela doit cesser car le système, tel qu’il fonctionne, conduit à la ruine absolue de centaines de millions de paysans. En plus, il est absurde pour tout le monde, y compris les pays riches dont le mien et les États-Unis! Contrairement à ce que l’on pense, la proportion de la production agricole européenne qui est exportée est limitée. Je parle des exportations hors Europe, vers des pays tiers : 10% des céréales, 6,9% des viandes et 9,5% de produits laitier. Toujours moins de 10%, c’est le chiffre global. Il vaudrait bien mieux à la place ne plus exporter (ou en tout cas, pas à des prix subventionnés) et avoir des protections efficaces à l’importation qui garantissent la permanence des paysans!

Car l’activité des paysans dans nos pays n’est pas uniquement de la production! Ce n’est pas le cas dans votre pays, ce n’est pas le cas dans les Amériques, mais leur activité inclut le maintien du territoire, l’entretien du paysage. C’est ce qu’on appelle la multifonctionnalité de l’agriculture, qui n’existe pas dans votre pays où on produit, point final!

Donc, l’idée générale de tout ça, c’est de redonner à chaque pays, ou à chaque ensemble (parce que le Luxembourg tout seul ça ne pèse pas bien lourd), le droit de décider souverainement de ce qu’il veut consommer, de la manière dont cela doit être produit et au prix auquel il le souhaite. C’est de rompre avec cette absurdité qui est de faire dépendre la sécurité alimentaire des aléas du marché.

J’ai bien le sentiment que ce que je vous dis n’est pas orthodoxe. Le libre-échange appliqué à l’agriculture comme dans les autres domaines est l’article de foi numéro un de la mondialisation libérale. Il a d’ailleurs des effets ravageurs bien au-delà de l’agriculture, il en a surtout en agriculture tout simplement parce que les agriculteurs représentent la moitié de l’humanité.

Je pense qu’il nous incombe à nous, qui sommes dans des pays riches, de lutter chacun à notre manière pour éviter ce qui est en tain de se profiler: une formidable catastrophe qui va durer très longtemps quand ces masses de paysans affamés n’auront d’autre solution que la violence. Si nous ne sommes pas contre le libre-échange par conviction idéologique (ce qui est mon cas), il faut donc l’être pour d’autres raisons, tout simplement des raisons de sécurité. Je sais bien que ce ne sont pas des raisons qu’on peut mettre en avant, mais il faut en tenir compte si on veut vraiment que le monde vive en paix. Vous avez des problèmes différents des nôtres. Nous, notre problème, c’est l’Afrique. Nous avons, nous, intérêt à ce que l’Afrique ne soit pas déstabilisée, que les Africains vivent bien et qu’ils ne soient pas tentés d’émigrer massivement, ce qui est inévitable vu la situation qui leur est faite.

Je pense qu’il faut bien identifier l’adversaire numéro un en matière agricole : c’est le libre-échange, c’est la liberté des marchés, cette idéologie absurde consistant à penser que c’est le commerce qui va régler les problèmes d’alimentation. Il faut du commerce, bien sûr. On ne va pas fabriquer des bananes au Québec Il faut importer des bananes, il faut importer du café. Mais il faut importer ce qui est nécessaire.

Il y a l’autre argument qui est valable et pas seulement pour l’agriculture mais pour tous les produits, c’est l’absurdité totale du commerce international et son caractère maléfique pour l’environnement. Le jour où l’on incorporera dans les prix les coûts qui sont externalisés vers la société ou vers l’environnement, ce jour-là on sera en situation très différente. Les salades qui viennent par avion devraient coûter très, très cher! Il faut raccourcir les circuits de la production et de la consommation. Le commerce est nécessaire, mais le commerce parasitaire est inutile.

J’espère avoir lancé quelques idées qui ne seront peut-être pas approuvées par tous mais qui susciteront une discussion. Je vous remercie.
Adresse Internet: http://agora.qc.ca/colloque/solidariterurale.nsf/Conferences /Comment_la_mondialisation_neoliberale_detruit_les_societes_rurales__resistances_et_alternatives_Bernard_Cassen

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